vendredi 7 janvier 2011

Une crise de gestion politique internationale

Bien que la crise a touché principalement les pays du Nord, Eric Toussaint signale qu’en Chine des bulles spéculatives se sont formées, dont l’explosion pourrait affecter des pays émergents, comme l’Argentine. Il dénonce le fait que les organismes financiers internationaux, tels que le FMI et la Banque mondiale, continuent à appliquer les mêmes politiques qui ont conduit à la crise.

Pourquoi pensez-vous qu’il y a actuellement un lien étroit entre crise économique et crise financière ?

Nous faisons face à une crise systémique du capitalisme où plusieurs aspects sont interconnectés : économique et financier, mais aussi alimentaire et climatique. Nous pourrions également parler d’une crise de gestion politique internationale.

De quelle manière se manifeste la crise de gestion politique ?

La façon dont on tente de gouverner au niveau mondial est entrée dans une crise très profonde, en témoigne la crise de légitimité qu’a traversée le G8. Sur le plan économique, la presse financière parle en général d’une « crise financière », qui a commencé avec la crise hypothécaire de 2007. J’insiste sur le fait que la crise a débuté au niveau de l’économie réelle, c’est-à-dire par une surproduction dans le secteur de la construction immobilière en 2006 qui a débouché sur une crise financière. Les banques aux Etats-Unis ont inventé de nouveaux produits dérivés de crédit, basés sur une spéculation immobilière, sur le marché des subprimes, qui est entré en crise du fait de la réduction de la valeur du logement. Depuis 2007, sept millions de familles, qui n’ont pas pu poursuivre le paiement des prêts hypothécaires, ont été expulsées de leurs maisons aux Etats-Unis.

Pourquoi la crise a-t-elle explosé dans les pays du Nord ?

La crise de la dette hypothécaire a débouché sur une crise globale des systèmes financiers états-unien et européen car les grandes banques d’investissement des Etats-Unis et les grandes banques commerciales avaient acheté ou vendu des CDO (Collateralized Debt Obligation), des produits structurés dont une partie était des titres adossés à des crédits hypothécaires. Tout cela a explosé. La dérèglementation bancaire de la fin des années 90, qui n’a pas été l’oeuvre de George Bush mais celle de Bill Clinton, a contribué à cette crise financière liée à une bulle de la dette privée. En 1999, Robert Rubin, secrétaire du Trésor des Etats-Unis sous la présidence de Clinton, a convaincu le Congrès d’abroger une loi appelée Glass-Steagall (datant de la présidence de F. Roosevelt), qui interdisait aux banques d’investissements de mélanger leurs activités avec celles des banques commerciales de dépôt. Cela a conduit des banques d’investissements comme Lehman Brothers ou Merrill Lynch à entrer directement sur le marché hypothécaire en créant des produits structurés qui ont explosés en 2007.

Quels effets a eu la conversion de la dette privée en dette publique ?

Plusieurs. D’abord, une destruction de valeur, puisqu’il y avait une survalorisation des produits structurés de crédit dans les comptes des banques du Nord qui gonflaient les actifs des banques. Les banques ont dû déclarer nuls une série de crédits car il s’agissait de crédits douteux, impossible à récupérer. Quand la crise a explosé à partir de 2007, elles ont dû reconnaître que leurs comptes étaient composés de capital fictif. Elles parlaient d’actifs toxiques mais il s’agit de capital fictif, puisqu’ils ne disposent pas d’une contrepartie réelle. Cela a affecté le système de crédits mais aussi le secteur industriel, puisque beaucoup d’entreprises non financières aux Etats-Unis avaient investi une partie de leurs actifs dans le secteur financier, comme General Motors ou General Electric. Par contagion à l’économie réelle, plusieurs entreprises industrielles ont été déclarées en faillite, comme c’est le cas pour General Motors, qui a ensuite été totalement restructurée. Le processus d’assainissement du secteur financier a montré qu’il y avait une surproduction dans plusieurs secteurs, notamment ceux du logement et de l’automobile. Les pays émergents et les pays en développement en général ont réussi à être peu affectés par la crise financière et économique des pays les plus industrialisés.

À quoi est-ce que cela est dû ?

À la Chine, qui maintient une croissance forte et achète des matières premières aux pays émergents, comme l’Argentine ou le Brésil, qui grâce à cela peuvent conserver des recettes fiscales importantes. Le second facteur est que les banques centrales des pays les plus industrialisés, la Banque centrale des Etats-Unis, la Banque Centrale Européenne et la Banque d’Angleterre, ont décidé de baisser brutalement les taux d’intérêt à partir du 2007. La conséquence pour les pays émergents est que le refinancement de leur dette externe s’effectue à un coût abordable car le taux d’intérêt est faible. Et comme ils disposent de réserves en devises – grâce au prix élevé des matières premières qu’ils exportent-, ils ne sont pas exposés à de hauts risques financiers. Le troisième facteur est lié au fait que dans les pays d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale, les gouvernements et les banques centrales ont mené une politique de sauvetage bancaire notamment en injectant beaucoup de liquidités au profit des banques.

Quels ont été les effets de cette politique sur les pays émergents ?

Les banques ont recyclé une partie des liquidités qui provenaient des banques centrales du Nord et l’ont investi à la Bourse de valeurs de plusieurs pays émergents. La capitalisation a augmenté au Brésil et en Inde. Il y a donc eu entrée de capitaux, mais ce sont des capitaux flottants, de sorte qu’il peut y avoir un reflux rapide si la situation change au Nord. Les économies des pays émergents n’ont pas été durement touchées par la crise de 2007 et 2008, mais cela ne veut pas dire qu’elles ne seront pas affectées dans le futur.

Comment les pays périphériques pourraient-ils se voir affectés ?

L’économie chinoise pourrait entrer dans une situation de crise car plusieurs bulles s’y sont développées ces dernières années, bulle immobilière mais également bulle du crédit bancaire interne. Ces bulles si elles éclatent peuvent faire chuter brutalement la croissance chinoise. Si cela se produit, cela aura un effet immédiat sur les prix des matières premières et cela affectera immédiatement l’Argentine, le Brésil, et toutes les économies qui exportent vers la Chine.

Quels sont les autres facteurs ?

Les banques centrales ont accordé des crédits aux banques privées du Nord à des taux très bas pour leur permettre d’assainir leurs bilans en se refinançant à moindre coût. Mais dans quelques années, les banques centrales devront à nouveau augmenter les taux d’intérêt. Aux Etats-Unis, ils sont de 0.25%, en Europe de 1 % et au Japon de 0%, cela ne peut pas durer. Si les banques centrales augmentent les taux d’intérêt, le coût du refinancement de la dette des pays du Sud va augmenter. Si cela se produit, et quand les prix des matières premières baisseront, il y aura un problème de liquidité dans les pays du Sud. En outre, l’augmentation des taux d’intérêt par les banques centrales aura un autre effet.

Lequel ?

Une part considérable du crédit accordé par les banques centrales aux banques privées du Nord n’a pas été investie dans l’économie réelle ; ce sont des spéculations sur les matières premières, sur les titres de la dette et autres types d’actifs. L’augmentation des taux d’intérêt génèrera une baisse des activités spéculatives sur les marchés des matières premières et, par conséquent, une chute du prix des matières premières. Enfin, quand les banques centrales augmenteront leurs taux d’intérêt, la liquidité se réduira et il y aura une pression pour organiser un reflux des investissements effectués dans les Bourses de Valeurs du Sud, vers le Nord, car les banques du Nord devront rapatrier une partie des investissements faits au Sud. Ces facteurs - le prix des matières premières, les taux d’intérêt et le reflux de capital du Sud vers le Nord - peuvent affecter les économies des pays émergents dans les années qui viennent.

Y-a-t-il eu, par le passé, des évènements comparables à la crise imminente de la dette à laquelle vous faites référence ?

La crise des années 80 en Amérique latine éclate suite à la hausse des taux d’intérêt décidée par la Réserve Fédérale des Etats-Unis fin 79, suivie d’une forte chute du prix des matières premières, au premier rang desquelles le pétrole. Le Mexique, qui exportait du pétrole et avait contracté de nombreux prêts à des taux d’intérêt variables auprès des banques nord-américaines, se trouva dans l’incapacité de payer, ne disposant pas de ressources fiscales suffisantes pour rembourser sa dette, qui avait explosé suite à cette décision de la Réserve Fédérale.

En tant que membre de la Commission d’Audit de la dette en Equateur, quelles irrégularités avez-vous relevé quant au processus d’endettement de certains pays d’Amérique du Sud, depuis les années 70 ?

Dans les années 1970, 80 et 90, les économies d’Amérique latine ont contracté de nombreuses dettes par le biais de crédits bancaires, puis, vers la fin des années 90 et au cours de la première décennie des années 2000, via l’émission des titres. On trouve ici une caractéristique commune. Afin de parvenir à placer des crédits au Sud, les banques du Nord ont convaincu de hauts-fonctionnaires, des ministres, des chefs d’Etat d’accepter des contrats qui, par divers aspects, étaient illégaux ou en tout cas illégitimes. En Equateur, plusieurs hauts-fonctionnaires et ministres ont signé des contrats illégaux avec les banques privées nord-américaines. De ce fait, le procureur de la République d’Equateur poursuit ces fonctionnaires en poste dans les années 90. Des actes illégaux ont également marqué l’Argentine, durant la dictature de Jorge Rafael Videla mais aussi durant les années 90, jusqu’au Mégacanje de 2001.

Pouvez-vous mentionner d’autres similitudes ?

Les prêts de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international n’étaient pas destinés à des projets productifs, ou à construire des hôpitaux ou des écoles, mais à remodeler l’Etat.

Les processus dits de “réforme de l’Etat”.

Oui. Afin de privatiser, de modifier des lois, de déréguler le marché du travail et le système financier. Ces prêts visaient en réalité à détruire l’Etat régulateur, l’Etat dans ses aspects « bienfaiteurs ». Ces crédits peuvent également être considérés comme étant illégitimes.

Pourquoi ?

Ils n’ont pas servi aux intérêts de la Nation : améliorer les conditions de vie ou l’appareil productif. C’est une action dolosive, malhonnête, frauduleuse de la part des prêteurs multilatéraux qui avait pour but d’affaiblir davantage les Etats d’Amérique latine et de les placer dans une situation d’extrême fragilité face à des facteurs internationaux de crises. J’ai beaucoup travaillé sur la question de la Banque mondiale, et grâce au gouvernement équatorien, j’ai eu accès à des documents internes des gouvernements précédents, qui dialoguaient avec la BM, des documents qui ne sont pas accessibles au public.

Que vous ont révélé ces documents ?

J’ai pu me rendre compte jusqu’à quel point la BM et le FMI dictaient les politiques adoptées par les gouvernements. Elles disaient : « Si vous n’obtenez pas la majorité au sein du Congrès pour approuver telles lois, nous ne vous accorderons pas le prêt ». Et à plusieurs reprises ces institutions ont décidé de refuser le déboursement d’un prêt. Par exemple, pour un prêt comportant plusieurs tranches de 150 millions de dollars, la 1ère tranche avait déjà été accordée, et pour la seconde tranche ils disaient : « Nous ne l’accordons pas car le Congrès n’a pas voté le changement de telle loi ». Il s’agit d’une immixtion d’institutions multilatérales dans la vie démocratique d’une société, une ingérence qui est contraire aux statuts de ces mêmes institutions.

Quelles dispositions interdisent de telles interventions ?

Les statuts de la BM et du FMI posent que ces institutions ne peuvent pas intervenir dans les mécanismes de décisions d’un pays. C’est un argument pour déclarer ces dettes illégitimes et les répudier. Une grande partie de la dette actuelle de l’Amérique latine est sous forme de titres, et nous avons découvert qu’il y a toute une série d’irrégularités dans les conditions d’émission de ceux-ci.

Lesquelles ?

Pour émettre des titres, on négocie d’abord de manière confidentielle avec les possibles acheteurs, les grandes banques à Wall Street, et celles-ci dictent les conditions d’émission des titres qui leur sont favorables. Dans plusieurs cas, elles paient grassement des ministres et hauts-fonctionnaires sur des comptes bancaires ouverts au sein de leurs banques. Ces sommes n’apparaissent donc pas dans les comptes bancaires du ministre, mais sur un compte bancaire numéroté de la banque (celle qui va acheter les titres), ou un compte d’un paradis fiscal.

Comment avez-vous découvert ce mécanisme ?

En analysant des contrats, nous avons découvert un échange de télégrammes lié à la signature d’un contrat qui faisait mention d’une somme transférée d’une banque précise vers un compte dans un paradis fiscal, et nous avons pu confirmer la relation évidente entre les deux. Les bons sont émis sous certaines conditions. Par exemple, un gouvernement dit : “Je renonce à intenter tout procès contre les détenteurs de titres”. La personne qui signe avec de telles conditions le fait au nom du pays, elle le contraint alors à honorer un contrat à caractère international, mais par le biais duquel le pays renonce à ses droits souverains. Un gouvernement peut dire : “C’était anticonstitutionnel, le ministre qui a signé cela a commis un délit, nous allons le juger dans notre pays et nous ne reconnaîtrons pas le contrat”. En Argentine, il y a un débat sur l’utilisation des réserves de la Banque centrale pour faire face au paiement de la dette externe.

Je pense que c’est une erreur d’utiliser les réserves pour payer des dettes. Dans un premier temps, ces dettes doivent être auditées pour identifier la part légitime et la part illégitime. Il faut utiliser les réserves pour des investissements productifs, pour renflouer le budget public, pour les dépenses prioritaires. Améliorer les services de santé, d’éducation, de formation professionnelle et créer de l’emploi. Si un gouvernement utilise ses réserves à cette fin, il diminue la nécessité de recourir à l’endettement externe ou interne. Il faut maintenir un niveau prudent de réserves ; on considère qu’une Banque centrale doit avoir des réserves équivalentes au coût de trois mois d’importations. Beaucoup de pays en Amérique latine disposent de réserves qui correspondent à un, deux, trois ans d’importations. L’excédent pourrait être utilisé pour des investissements et des dépenses publics afin de limiter la nécessité de l’Etat de contracter de nouvelles dettes. Une autre position plaide donc pour ne pas maintenir un niveau de réserves élevé.

Quels sont ses arguments ?

Une Banque centrale qui dispose d’un niveau élevé de réserves a un effet inflationniste dans le pays. Les banques centrales, afin de limiter l’inflation, émettent des titres de la dette interne. Cela veut dire que la banque centrale emprunte auprès de banques privées nationales. En réalité, l’objectif est de réduire la liquidité monétaire en circulation dans le pays afin de réduire l’inflation. Donc un niveau de réserves trop élevé génère une croissance de l’endettement public interne, ce qui est tout à fait dangereux. Par contre, si le gouvernement baisse le niveau des réserves en l’amenant à un niveau raisonnable, il réduit également la nécessité de s’endetter au niveau interne. J’ai publié un livre intitulé Banque du Sud et nouvelle crise internationale |1|, dans lequel je réprouve de façon argumentée le fait que des gouvernements et des banques centrales persistent à maintenir un niveau de réserves très élevé. Je critique également le fait d’utiliser les réserves pour payer les dettes.

Quelle alternative proposez-vous ?

Un gouvernement peut transférer une partie de ses réserves vers un fonds souverain. Plusieurs Etats le font : Singapour, la Norvège, la Malaisie, les Emirats, les pays producteurs de pétrole du Golfe, le Venezuela, qui dispose d’un fonds de développement national. On y maintient un certain niveau de réserves et l’excédent est consacré au fonds de développement, qui permet d’entreprendre des investissements divers.

Depuis quelques temps, une proposition d’architecture financière alternative est en débat en Amérique du Sud. Qu’en pensez-vous ?

La Banque du Sud est un excellent projet, je suis très préoccupé du fait que l’on tarde à le rendre effectif. L’acte constitutif a été signé le dernier jour du mandat de Néstor Kirchner, en décembre 2007, mais depuis lors la Banque du Sud n’est pas encore entrée en activité. On perd beaucoup de temps parce que les gouvernements subissent beaucoup de pression et, surtout, parce qu’il y a beaucoup d’hésitation de la part de plusieurs gouvernements à rendre réellement possible la Banque du Sud.

Dans votre dernier ouvrage, La crisis global |2|, vous dites que nous ne serons pas en mesure d’atteindre les Objectifs de développement du millénaire.

Le PNUD, la FAO et l’Unicef disent clairement que la majorité des objectifs ne seront pas atteints en 2015 car il y a eu une dégradation évidente des conditions de vie dans une grande partie des pays ces trois dernières années. Bien que la Communauté internationale ait adopté des objectifs modestes - on parle non pas d’éradiquer mais de réduire la pauvreté ou l’analphabétisme sur 15 ans -, elle n’arrive pas à les atteindre pour plusieurs raisons.

Lesquelles ?

A cause du modèle dominant, du comportement de la Banque mondiale et du FMI, du consensus dit “de Washington” qui continue à dominer les décisions des gouvernements. Aussi bien la BM que le FMI dit ne plus appliquer le Consensus de Washington, parce qu’il est universellement critiquable. Mais si on analyse les mesures que ces institutions recommandent aux pays qui ont dû faire face à une crise ces dernières années, on peut voir qu’elles suivent la même logique. J’ai expliqué ce point de manière polémique devant l’Assemblée Générale de Nations Unies |3| le 15 septembre 2010 à New York.
notes articles:

|1| http://www.cadtm.org/Banque-du-Sud-...

|2| La crisis global, http://www.cadtm.org/La-crisis-global Il existe une version française de ce livre : Damien Millet et Eric Toussaint, La Crise, quelles crises ?, Editions Aden – CADTM –Cetim, 2010

|3| http://www.cadtm.org/Intervention-d...


Version originale en espagnol : http://www.pagina12.com.ar/diario/dialogos/index-2010-11-22.html

infos article en français
URL: http://www.cadtm.org

La présente version a été révisée par l’interviewé. Le quotidien Pagina 12 (centre-gauche) est le deuxième quotidien argentin après Clarin (droite). L’interview a été publiée le 22 novembre 2010.

Traduit par Cécile Lamarque

Articles de Aruguete Aruguete publiés par Mondialisation.ca

Articles de Éric Toussaint publiés par Mondialisation.ca
Eric Toussaint interviewé par Natalia Aruguete (Pagina 12)

par Aruguete Aruguete et Éric Toussaint
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=22662

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