samedi 8 mai 2010

Crise de la finance ou crise du capitalisme ?

Crise de la finance ou crise du capitalisme ?
Source : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article16440

Crise de la finance ou crise du capitalisme ?

HUSSON Michel

1er juin 2009

La crise actuelle est née dans la sphère financière mais s’est rapidement étendue à l’ensemble de l’économie dite réelle. Ce constat pose deux types de questions. Des questions d’ordre théorique : comment analyser les rapports entre finance et économie réelle et leur responsabilité dans la crise ? Et des questions plus pratiques : quels sont les canaux de transmission de l’une à l’autre et comment revenir sur la financiarisation ?

Sommaire

Quelle articulation entre (…)

Quels canaux de transmission

La nature de la crise

Quelle articulation entre finance et économie réelle ?

Très schématiquement, on peut dire que deux thèses s’opposent sur ce point parmi les économistes progressistes, selon qu’ils considèrent la finance comme parasitaire ou fonctionnelle. Pour mieux discuter ces deux positions, on peut partir d’un trait essentiel du capitalisme contemporain. Depuis le tournant néo-libéral du début des années 1980, le taux de profit s’est considérablement rétabli, mais cela n’a pas conduit à une augmentation du taux d’accumulation (graphique 1). Autrement dit, les profits supplémentaires ont été utilisés à autre chose qu’à l’investissement.

Manifestement, le « théorème de Schmidt » énoncé par le chancelier allemand Helmut Schmidt au début des années 1980 (« les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ») n’a pas fonctionné. Ce comportement, inédit dans l’histoire du capitalisme, est établi et souligné par de nombreux analystes, et il constitue un élément-clé de la critique du capitalisme financiarisé.

Une partie croissante des richesses produites est donc captée par les profits bancaires et les dividendes. La première explication de ce phénomène consiste à dire que la finance pompe les profits réalisés par les entreprises du secteur productif. On parle alors d’une finance parasitaire ou prédatrice, dont les exigences de rentabilité iraient croissant et exerceraient une pression toujours plus forte sur la gestion des entreprises et notamment sur l’emploi. Cette interprétation contient une part de vérité mais elle risque d’exonérer le capitalisme productif. Il y aurait en somme un « bon » capitalisme qui serait empêché de fonctionner correctement par la ponction opérée par la « mauvaise » finance. Une telle grille de lecture implique logiquement que l’horizon d’un projet alternatif pourrait se limiter à la régulation du capitalisme : en le soulageant de cette pression financière dont viennent tous les maux, on pourrait lui redonner les moyens de fonctionner normalement.

Une variante consiste à distinguer deux mesures du taux de profit selon qu’il est calculé avant ou après paiement des intérêts et versement des dividendes. Le taux d’accumulation du capital évoluerait en phase avec la définition étroite du profit d’entreprise de telle sorte que l’on avance implicitement l’idée que les ponctions de la finance empêcheraient le capital d’investir. C’est une vision déformée de la théorie du capitalisme qui consiste à subordonner la dynamique de l’accumulation à la répartition du profit entre entreprises et rentiers. Elle s’oppose aussi bien à la théorie marxiste qu’aux théories conventionnelles qui postulent que la rémunération des actionnaires est justifiée par leur capacité ultérieure d’épargne et donc d’investissement.

Une autre objection à cette lecture s’appuie sur une réalité : dans plusieurs pays, et en tout cas en France, l’investissement domestique est relayé par l’investissement extérieur. En raisonnant à l’échelle du monde, on s’apercevrait que l’écart entre profit et accumulation serait sensiblement réduit. Outre les difficultés statistiques qui font obstacle à un tel bilan, l’observation des flux d’investissement international montre qu’ils concernent encore majoritairement les pays développés, même si la part des pays émergents augmente. Les données du FMI montrent qu’en 2006, les deux grandes puissances (Etats-Unis et Union européenne) sont exportatrices nettes de capitaux productifs, mais pour une faible proportion de leur investissement privé, respectivement 1 % et 3 %. Cette approche n’est pas satisfaisante car elle ne peut rendre compte des mutations du capitalisme depuis son entrée dans la phase néo-libérale. Les transformations du système financier doivent être analysées à partir de deux tendances essentielles à l’œuvre depuis le début des années 1980. La première est la baisse continue de la part des richesses produites qui revient aux salariés, à peu près partout dans le monde. Même le FMI ou la Commission européenne en font aujourd’hui le constat. C’est cette baisse de la part salariale qui a permis un rétablissement spectaculaire du taux de profit à partir du milieu des années 1980. Mais, encore une fois, ce surcroît de profit n’a pas été utilise pour investir plus.

La masse croissante de profits non investis a été principalement distribuée sous forme de revenus financiers, et c’est là que se trouve la source du processus de financiarisation. La différence entre le taux de profit et le taux d’investissement est d’ailleurs un bon indicateur du degré de financiarisation. On peut aussi vérifier que la montée du chômage et de la précarité va de pair avec la croissance de la sphère financière. Là encore, la raison est simple : la finance a réussi à capter la majeure partie des gains de productivités au détriment des salariés, en bloquant la progression des salaires et en ne réduisant pas suffisamment, voire en augmentant, la durée du travail.

Les rapports entre capital productif et capital financier se sont donc profondément modifiés. Mais c’est plutôt dans le sens d’une imbrication croissante : on est passé d’une économie d’endettement, où c’est le crédit bancaire qui assure le financement des entreprises à une économie financiarisée où les entreprises ont développé leurs propres activités financières. L’exigence de la finance d’une rentabilité très élevée vient, par un effet en retour, peser sur les conditions de l’exploitation des travailleurs. On ne peut pas pour autant dissocier artificiellement le rôle de la finance et celui du conflit entre capital et travail pour le partage de la valeur ajoutée. Ce n’est pas la montée de la finance qui fait baisser les salaires mais c’est, à l’inverse, la montée des profits non investis qui nourrit la finance.

Si l’on raisonne en termes de reproduction du capital, on se trouve alors face au problème suivant. La part des salaires baisse et celle de l’investissement stagne : dans ces conditions, qui va acheter une production qui continue à croître ? La solution à cette difficulté repose sur le recyclage des profits non investis, qui s’effectue à travers la redistribution opérée par la finance.

La financiarisation n’est donc pas un facteur autonome et elle apparaît comme la contrepartie logique de la baisse de la part salariale et de la raréfaction des occasions d’investissement suffisamment rentables. C’est pourquoi la montée des inégalités sociales (à l’intérieur de chaque pays et entre zones de l’économie mondiale) est un trait constitutif du fonctionnement du capitalisme contemporain. Cette approche de la finance se renforce avec la prise en compte de la mondialisation. Dans la constitution progressive d’un marché mondial, la finance joue son rôle qui consiste à abolir, autant que faire se peut, les délimitations des espaces de valorisation. La grande force du capital financier est en effet d’ignorer les frontières géographiques ou sectorielles, parce qu’il s’est donné les moyens de passer très rapidement d’une zone économique à l’autre, d’un secteur à l’autre : les mouvements de capitaux peuvent désormais se déployer à une échelle considérablement élargie. La fonction de la finance est ici de durcir les lois de la concurrence en fluidifiant les déplacements du capital.

La configuration actuelle de l’économie mondiale renforce ce mécanisme. Elle est en effet fondamentalement déséquilibrée puisque le déficit des Etats-Unis est financé par le reste du monde. Or, ce déséquilibre contribue à créer une masse énorme de liquidités à la recherche de la rentabilité maximale qui alimentent la finance et ajoutent à son instabilité intrinsèque. La caractéristique principale du capitalisme contemporain ne réside donc pas dans l’opposition entre un capital financier et un capital productif, mais dans la dévalorisation du travail et dans l’hyper-concurrence entre capitaux à laquelle conduit la financiarisation.

Quels canaux de transmission ?

En 1987, un krach boursier de grande ampleur avait conduit la plupart des économistes à prévoir un ralentissement brutal de l’économie mondiale. C’est l’inverse qui s’était passé : à partir de 1988, les pays développés ont connu un cycle de croissance très dynamique. La crise boursière ne s’était donc pas transmise à l’économie réelle et, au contraire, elle avait servi de purge et permis de remettre les compteurs à zéro. C’est après tout une fonction classique des crises que d’apurer les comptes et d’éliminer les canards boiteux. Quelques années plus tard, une crise immobilière et hypothécaire de grande ampleur est venue frapper le Japon, présenté à l’époque comme la puissance montante à l’assaut des marchés mondiaux. S’ouvre alors une décennie de croissance à peu près nulle, dont l’économie japonaise a eu du mal à sortir.

La finance est donc plus ou moins autonome selon les lieux et les époques mais il est clair que, dans la crise actuelle, la transmission à l’économie réelle a été rapide, brutale et universelle. Ni l’Europe, ni les pays émergents n’ont été tenus à l’écart de l’effondrement du marché hypothécaire aux Etats-Unis. .Cette transmission passe par plusieurs canaux :

les restrictions sur le crédit concernent aussi bien la consommation des ménages que l’investissement des entreprises. Cet effet a été particulièrement net dans les pays comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni où la consommation des ménages est tirée par l’endettement ;

la dévaluation du patrimoine financier et immobilier des ménages va les inciter à moins consommer : c’est l’effet de richesse ;

l’incertitude générale pèse sur les comportements de consommation et d’investissement ;

la crise immobilière contribue en tant que telle au ralentissement économique général ;

les dépenses publiques de soutien au système bancaire représentent des sommes considérables qui vont nécessiter une réduction des dépenses ou une augmentation des impôts ;

enfin et surtout, le ralentissement se transmet à l’ensemble de l’économie mondiale à travers le commerce et les investissements.

Tous ces mécanismes actuellement à l’œuvre se combinent avec les autres dimensions de la crise pour étendre ses effets bien au-delà de la sphère financière. Il n’y a donc pas de cloison étanche entre la finance et l’économie réelle, parce que la finance est une pièce maîtresse du capitalisme néo-libéral. Cela veut dire aussi que les fondements mêmes de son fonctionnement actuel vont être remis en cause par la crise actuelle. Par exemple, le modèle de croissance des Etats-Unis repose sur un double déficit, déficit commercial à l’extérieur et déficit d’épargne à l’intérieur. Dans les deux cas, la finance joue un rôle essentiel dans la gestion de ces déséquilibres : à l’intérieur, c’est elle qui a rendu possible le surendettement ; à l’extérieur elle a pour fonction d’assurer l’équilibre de la balance des paiements par l’afflux de capitaux. Mais si la finance se dégonfle, ce sont les bases de ce mode de croissance qui vont être remises en cause : l’endettement des ménages est dorénavant bloqué, et les entrées de capitaux ne sont plus garanties. Par conséquent, la crise financière va se traduire par un ralentissement durable de la croissance aux Etats-Unis qui va se communiquer au reste du monde.

Dans ces conditions, la reproduction du système passe par un double mouvement, d’extension du domaine de la marchandise et de refus de répondre aux besoins non rentables. Le capitalisme contemporain a donc réuni les conditions qu’il revendique pour un fonctionnement optimal de son point de vue. Plutôt qu’une amélioration du bien-être social, la concurrence pure et parfaite, débarrassée des réglementations, rigidités et autres distorsions, fait apparaître une absence totale de légitimité, puisque la régression sociale est explicitement revendiquée comme la principale condition de réussite du système. Dans ce cadre, la finance n’est pas seulement la contrepartie d’une exploitation accrue des travailleurs, elle est aussi un déversoir pour les capitaux à la recherche de la rentabilité maximale. Les exigences démesurées de rentabilité qu’elle impose à l’économie réelle renforcent à leur tour le faible dynamisme de l’investissement et les inégalités sociales comme condition de reproduction du système.

Cette analyse conduit à deux conclusions générales. La première est que le capitalisme a été rattrapé par ses contradictions et se voit ramené à la situation qui était la sienne au lendemain de la récession généralisée de 1974-75. Depuis plus de 25 ans, il a vécu en somme à crédit et il est aujourd’hui confronté à des échéances auxquelles il ne peut faire face. La faillite bancaire est le symbole de sa propre faillite, et il ne dispose pas d’autre solution de rechange. Dans ces conditions, et c’est la seconde conclusion, la régulation de la finance serait un remède utile mais qui ne s’attaque pas aux racines du mal. La financiarisation se nourrit de la baisse de la part salariale et des déséquilibres de l’économie mondiale. Pour dégonfler la finance, il faudrait donc fermer ces deux robinets qui l’alimentent, ce qui implique une autre répartition des richesses, et une autre organisation de l’économie mondiale, deux perspectives absolument étrangères au Capital.

La nature de la crise

L’interprétation de la crise percute certaines interprétations dogmatiques se réclamant de Marx et faisant jouer un rôle central à la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Or, toutes les données empiriques montrent au contraire que le taux de profit s’est très nettement rétabli dans les principaux pays capitalistes. Sauf à tordre les mesures du taux de profit pour montrer qu’il baisse contrairement à l’évidence, il faut penser une crise qui résulte d’un trop-plein de profit. Sur cette toile de fond, se développe un débat de caractérisation de la crise : surproduction, suraccumulation, sous-consommation ? Les contributions à ce débat sont le plus souvent de longs commentaires du Capital de Marx plutôt qu’une analyse concrète de la crise actuelle. Il faudrait sans doute revenir plus en détail sur ce débat fastidieux, mais il est surtout important d’insister ici sur les deux dimensions de cette crise qu’il conduit à oublier.

Cette crise résulte d’abord de la surexploitation des travailleurs à l’échelle mondiale. Globalement, la caractéristique principale du capitalisme contemporain est une tendance généralisée à la hausse du taux d’exploitation. De ce point de vue, le capitalisme a réussi à rétablir son taux de profit Mais il se trouve confronté à un problème de réalisation qui apparaît dès le milieu des années 1980. Cette contradiction a été gérée de deux manières : par une montée des inégalités dégageant des débouchés de substitution à la consommation salariale et par une fuite en avant dans le surendettement. Dans les deux cas, le rôle de la « finance » est décisif, en assurant le recyclage de la plus-value vers les revenus rentiers, et en soutenant la fuite en avant dans le surendettement.

Le capitalisme a été en somme rattrapé par cette contradiction, et c’est le sens de cette crise. Mais il faut aller plus loin et se poser la question de savoir pourquoi le capitalisme investit aujourd’hui une proportion moindre de ses profits. On peut encore une fois y voir la pression de la finance mais celle-ci ne s’exercerait pas avec la même force si le capitalisme disposait de suffisamment d’occasions d’investissements rentables. C’est ici qu’apparaît le caractère systémique de la crise qui se situe à un niveau plus profond, et met en cause les ressorts essentiels de ce mode de production. La source de cette crise est au fond l’écart croissant qui existe entre les besoins sociaux de l’humanité et les critères propres au capitalisme. La demande sociale se porte sur des marchandises qui ne sont pas susceptibles d’être produites avec le maximum de rentabilité. Les gains de productivité autorisés par les nouvelles technologies et l’innovation conduisent à une offre (rentable) qui est de moins en moins en adéquation avec cette demande sociale qui, du coup, n’apparaît pas suffisamment rentable.

Cet écart se creuse selon deux dimensions principales. La première, dans les pays développés, est le déplacement de la demande des biens manufacturés vers des services auxquels sont associés de moindres gains de productivité et donc de moindres perspectives de profit. Aucun débouché n’a pris le relais à une échelle suffisante pour jouer le même rôle que l’industrie automobile durant la phase « fordiste » précédente. La seconde dimension est géoéconomique et résulte de la mondialisation : celle-ci tend à créer un marché mondial, autrement dit un espace élargi de valorisation. Les moindres niveaux de productivité des secteurs les moins avancés sont directement confrontés à des exigences de rentabilité alignées sur les performances des pays ou des entreprises les plus performantes. Il en résulte un effet d’éviction qui fait qu’un certain nombre de productions et donc de besoins sociaux qu’elles pourraient satisfaire, ne sont plus éligibles compte tenu des critères d’hyper-rentabilité auxquels elles se trouvent confrontées.

Cette analyse conduit à deux conclusions générales. La première est que le capitalisme a été rattrapé par ses contradictions et se voit ramené à la situation qui était la sienne au lendemain de la récession généralisée de 1974-75. Depuis plus de 25 ans, il a vécu en somme à crédit et il est aujourd’hui confronté à des échéances auxquelles il ne peut faire face. La faillite bancaire est le symbole de sa propre faillite, et il ne dispose pas d’autre solution de rechange. Dans ces conditions, et c’est la seconde conclusion, la régulation de la finance serait un remède utile mais qui ne s’attaque pas aux racines du mal. La financiarisation se nourrit de la baisse de la part salariale et des déséquilibres de l’économie mondiale. Pour dégonfler la finance, il faudrait donc fermer ces deux robinets qui l’alimentent, ce qui implique une autre répartition des richesses, et une autre organisation de l’économie mondiale, deux perspectives absolument étrangères au Capital.

Michel Husson, Conseil scientifique d’Attac-France

Denknetz Jahrbuch 2009

* Paru dans le Courrier international des mouvements sociaux n° 1, janvier 2010. Sur le site de Michel Husson :

http://hussonet.free.fr/denkntzf.pdf

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