les interviews radio de Pascale Fourier (Samir Amin, 9 mars 2009)
Crise : Les oligopoles pompent une rente de monopole sur la plus-value.... (2/3)
Samir AMIN, Pascale FOURIER
Pascale Fourier :Tout à l’heure, vous disiez que les groupes financiarisés ont pompé des rentes de monopole..ont pompé une certaine partie de la plus-value, assez importante... Je n’ai pas très bien compris...
Samir Amin : Ça, ça mérite explication effectivement. On peut donner une explication dans le langage prétendu scientifique des économistes, mais on peut le donner aussi dans un langage plus courant. Je vais essayer de le faire de la deuxième manière.
Le capitalisme répond à ses crises par la concentration, c’est-à-dire la constitution de monopoles et d’oligopoles
Le capitalisme répond à ses crises par la concentration, c’est-à-dire la constitution de monopoles et d’oligopoles. Il a répondu, comme je l’ai dit à l’heure, à sa première crise structurelle des années 1870 à 1890 par la formation des premiers monopoles. Et ce n’est pas étonnant, ça a commencé aux États-Unis : les « trusts », terme inventés aux États-Unis pour désigner ces nouveaux grands monopoles. Ces premiers grands monopoles ont été analysés à l’époque par l’anglais Hobson, l’allemand Hilferding, et Lénine.
Le capitalisme a répondu de la même manière à la deuxième grande crise qui a commencé en 1971 avec l’abandon de la convertibilité en or du dollar et l’effondrement des taux de croissance dans les pays capitalistes développés, par une nouvelle vague de concentration, une nouvelle vague de formation d’oligopoles. Et cette deuxième vague, c’est ce que j’appelle les oligopoles d’aujourd’hui, a amené un niveau de monopolisation, de concentration de la gestion de l’économie mondiale sans commune mesure avec la première vague. Lénine croyait naïvement que les monopoles tels qu’ils étaient apparus en son temps constituaient la fin de la concentration du capital dans le capitalisme. Hélas, il avait tort, et nous en avons une seconde.
Les oligopoles contrôlent l’économie mondiale à travers le contrôle du marché monétaire et financier.
Cette seconde vague de formation d’oligopoles, cette fois pour la première fois, contrôle à peu près toute l’économie mondiale, directement et indirectement : elle la contrôle à travers le contrôle du marché monétaire et financier, d’où le terme de « financiarisation ».
Qu’est-ce que ça veut dire le contrôle du marché monétaire et financier ? Ça veut dire que l’accès au capital est réservé, la décision et la possibilité d’accéder au capital est réservée à ces oligopoles. Quand je dis « l’accès au capital », ce n’est pas l’accès de vous et moi à un emprunt de 20 000 € ou 50 000 pour acheter un logement ou une voiture, c’est l’accès au marché du capital pour 3 milliards d’euros ou de dollars pour une grande entreprise. Et c’est le marché dominant.
Les économistes conventionnels parlent d’ « économie de marché ». « Économie de marché » ne veut rien dire, il faudrait dire « économie de marchés » au pluriel, non pas marché « -é », mais « -és », et en prenant soin de hiérarchiser ces marchés. Et le marché des capitaux est le marché dominant, c’est-à-dire que c’est l’accès au capital qui détermine l’orientation du développement économique, de la croissance économique, et conditionne tous les autres marchés, que ce soit le marché pour vendre des automobiles ou le marché pour vendre des chaussettes avec une publicité particulière ou le marché pour vendre des services à domicile avec également une publicité particulière, et surtout et c’est ça qui est important, le marché du travail ou les marchés du travail, fragmenté - et la précarisation est la forme des marchés du travail dominés par ce marché financier qui est le marché dominant.
La financiarisation : le moyen de ponctionner la rente.
Le marché financier est un marché qui remplit deux fonctions. D’abord le prélèvement sur l’ensemble des activités productives de biens et services (encore une fois qu’il s’agisse de produire des automobiles, des chaussettes ou la livraison à domicile de produits alimentaires ou d’autres produits). Le marché des biens et services produit la plus-value, produit la masse de profits. Mais à travers le contrôle du marché financier, les oligopoles s’approprient une bonne part de ces profits qui deviennent des rentes de monopole. Et c’est la raison pour laquelle la financiarisation n’est pas le produit d’un accident, n’est pas le produit de l’invention des formes d’interventions sur le marché financier, qui ne sont que des moyens. Mais elle répond aux intérêts objectifs de l’oligarchie dominante parce que c’est le moyen pour elle de ponctionner cette rente.
Est-ce que c’est clair maintenant ?
Pascale Fourier : Je n’arrive pas à comprendre la partie sur « s’approprie cette plus-value ». Comment le fait d’être détenteur de capital permet de capter une part importante de la plus-value ?
Samir Amin : Les opérations financières sont motivées par les taux de change flexibles au niveau international et les taux d’intérêt prétendument déterminés par le marché aux différents niveaux nationaux.
Ces deux marchés sont de faux marchés : ce sont des marchés qui sont régulés en fait. A l’époque de Bretton-Wood, ces marchés étaient régulés par l’ État. Les taux de change étaient régulés par la négociation internationale, par des dévaluations éventuelles, mais ils étaient décidés par les Etats. Les taux d’intérêts étaient eux commandés par les banques centrales, c’est-à-dire des institutions d’État à l’époque et déterminés en fonction de la politique monétaire de l’État pour soit favoriser la croissance soit la ralentir.
Désormais, ces deux taux sont dérégulés, c’est-à-dire laissés au prétendu « marché », c’est-à-dire le marché des capitaux, c’est-à-dire ce marché où n’interviennent que ces oligopoles. Vous n’y intervenez pas, vous ! Même pas le petit spéculateur qui croit qu’en achetant 15 actions, il participe aux marchés financiers ! C’est une rigolade ! Ceux qui participent aux marchés financiers sont ces oligopoles qui achètent et vendent quotidiennement des centaines de milliards de dollars et qui, par conséquent, régulent à travers cette intervention les taux de change et les taux d’intérêt. Et ils font des bénéfices dans cette régulation.
Les profits ne peuvent être créés que par l’activité productive... L’argent ne fait pas de petits...
Ces bénéfices - j’utilise volontairement ce terme vague-, ces bénéfices n’ont pas de base normale, de base naturelle : ils sont donc prélevés sur les profits créés par l’activité productive. Les profits ne peuvent être créés que par l’activité productive... L’argent ne fait pas de petits... L’argent fait des petits en passant à travers la production. Le capital s’investit dans une production qui produit des profits. Mais le capital financier ne produit pas de profits, il prélève sur les profits. Et ce prélèvement à la nature d’une rente. Marx avait étudié le problème d’une façon parfaite. On redécouvre aujourd’hui des choses que Marx a écrite il y a 150 ans et qui sont vraies à toutes les étapes du système capitaliste. Que l’on ait inventé au cours de cette deuxième financiarisation qui vient de se casser la figure des techniques, des formes nouvelles d’interventions sur le marché du crédit ( les subprimes en sont un exemple) est tout à fait secondaire. Marx avait déjà décrit les formes inventées en son temps pour les interventions sur le marché financier. C’est un prélèvement. Et qui dit prélèvements dit rente. C’est un prélèvement qui ne crée pas de profits, mais qui prélève sur les profits créés. D’où ce que j’ai dit, les deux taux.
Un groupe oligopolistique n’est pas un groupe financier ; ce ne sont pas les banques qui sont responsables, ce ne sont pas les compagnies d’assurances qui sont responsables, ce ne sont pas les fonds de pension qui interviennent sur les marchés financiers qui sont responsables. Parce que ces oligopoles sont des ensembles qui contrôlent à la fois les grandes institutions financières, les banques, les assurances et fonds de pension et les grands ensembles productifs, c’est-à-dire l’industrie du pétrole, l’industrie nucléaire, l’industrie des automobiles, le logement ( parce que même si les logements sont appropriés privativement par des millions, ou des milliards peut-être maintenant, de petits propriétaires, les grandes oligopoles interviennent dans la construction).Prenez les parcs automobiles de la ville de Paris : c’est un oligopole, c’est deux aux trois oligopoles qui les contrôlent. Pourquoi ? Parce que pour faire un parc automobile dans Paris, ce n’est pas avec 100 000 ou 200 000 ou 3 millions d’euros que vous pouvez le faire. Il faut que vous ayez accès aux marchés des capitaux qui vous donnent... je sais pas... 500 millions d’euros, peut-être, pour pouvoir le faire. Donc c’est par ce moyen qu’elles prélèvent cette rente de monopole.
Ces oligopoles sont donc des oligopoles qui ne sont pas exclusivement financiers. Chaque oligopole regroupe des activités productives et des activités financières. Leurs investissements se font dans les deux sphères. Quand elles investissent dans un oligopole qui investit dans l’élargissement et l’approfondissement du système productif - produire d’avantage d’automobiles ou produire des automobiles moins coûteuses, ou produire des automobiles nouvelles, plus coûteuses mais ayant des performances supérieures, ça c’est un investissement productif, même si on peut l’estimer être un gaspillage avec d’autres critères. Dans ces investissements productifs, ces oligopoles ne produisent des profits qu’à un taux qui est voisin de près de 5 %. Mais par contre, lorsqu’elles investissent dans ce qu’on appelle « spéculations » - pour ma part, je ne les appelle pas « spéculations » parce que ce sont des opérations normales- , dans des opérations d’intervention sur le marché des changes, d’intervention sur les marchés interbanques de flux financiers, donc sur le taux d’intérêt, quand elles régulent à travers cela les taux de change et les taux d’intérêts, elles perçoivent là des bénéfices dont le taux est de 15 %.
Les « petits » de l’argent ne sont que le prélèvement sur la production faite dans les secteurs productifs.
L’existence des deux taux est la démonstration qu’il y a une rente qui est perçue par certains sur la masse des profits. Et c’est ça, la rente de monopole.
J’espère que mon explication est pédago, mais ce n’est pas sûr...
Investir en bourse, si vous êtes gagnant et pas perdant, vous gagnez de l’argent, mais vous ne créez pas. Ceux qui créent, ce sont ceux qui produisent. Mais Marx a déjà écrit ça. L’aliénation, ce qu’il appelle « l’aliénation », c’est cette croyance que l’argent fait des petits par lui-même. C’est une croyance de bourgeois ; malheureusement, elle est largement partagée dans l’opinion publique générale, mais c’est une croyance fausse : l’argent ne fait pas de petits, c’est la production qui croît. Et les « petits de l’argent » ne sont que le prélèvement sur la production faite dans les secteurs productifs.
Samir Amin (Le Caire, Égypte, 1931). Professeur agrégé de sciences économiques. Il a travaillé de 1957 à 1960 dans l’administration égyptienne du développement économique et a été de 1960 à 1963, conseiller du gouvernement du Mali, avant d"être nommé professeur aux universités de Poitiers, Dakar et Vincennes. Il a été à partir de 1970, directeur de l’institut africain de développement économique et de planification de Dakar, puis à partir de juin 1980, directeur de recherches concernant les stratégies pour le futur de l’Afrique. Il préside actuellement le Forum Mondial des Alternatives
Thème : la crise ! Partie 2/3
Référence : "J’ai dû louper un épisode..." les interviews de Pascale Fourier (avec son aimable autorisation)
Les interviews radio de Pascale Fourier - Samir Amin, 9 mars 2009 - 1/3
Les interviews radio de Pascale Fourier - Samir Amin, 9 mars 2009 - 2/3
Les interviews radio de Pascale Fourier - Samir Amin, 9 mars 2009 - 3/3
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