par Samir Amin | |
Mondialisation.ca, Le 24 novembre 2008 | |
Pour donner suite aux articles de Michel Husson et François Chesnais, publiés dans nos deux derniers numéros nous donnons ici la parole à Samir Amin sur la débacle financière et la crise systémique du capitalisme. Ce système est extrêmement profitable aux segments dominants du capital. Ce n’est donc pas une économie de marché, comme on veut le dire, mais un capitalisme d’oligopoles financiarisés. Cependant, la fuite en avant dans le placement financier ne pouvait pas durer éternellement, alors que la base productive ne croissait qu’à un taux faible. Cela n’était pas tenable. D’où la dite «bulle financière», qui traduit la logique même du système de placements financiers. Le volume des transactions financières est de l’ordre de deux mille trillions de dollars [en français, 1 trillion = 1 milliard de milliards; en anglais, un trillion = 1000 milliards; l’auteur fait référence ici au sens anglais, NDLR], alors que la base productive, le PIB mondial est de 44 trillions de dollars seulement. Un multiple gigantesque. Il y a trente ans, le volume relatif des transactions financières n’avait pas cette ampleur. Ces transactions étaient destinées à titre majeur à la couverture des opérations directement exigées par la production et le commerce intérieur et international. La dimension financière de ce système des oligopoles financiarisés était – comme je l’ai déjà dit – le talon d’Achille de l’ensemble capitaliste. La crise devait donc être amorcée par une débâcle financière. En toile de fond, la crise systémique du capitalisme vieillissant Il ne suffit pas d’attirer l’attention sur la débâcle financière. Derrière elle, se dessine une crise de l’économie réelle, car la dérive financière elle-même va asphyxier la croissance de la base productive; les solutions apportées à la crise financière ne peuvent que déboucher sur une crise de l’économie réelle. C’est-à-dire une stagnation relative de la production, avec ce qu’elle va entraîner: régression des revenus des travailleurs-euses, accroissement du chômage, précarité grandissante et aggravation de la pauvreté dans les pays du Sud. On doit maintenant parler de dépression et non plus de récession. Et derrière cette crise, se profile à son tour la véritable crise structurelle systémique du capitalisme. La poursuite du modèle de la croissance de l’économie réelle, telle que nous le connaissons, et de celui de la consommation qui lui est associé, est devenu, pour la première fois dans l’histoire, une véritable menace pour l’avenir de l’humanité et de la planète. La dimension majeure de cette crise systémique concerne l’accès aux ressources naturelles de la planète, devenues considérablement plus rares qu’il y a un demi-siècle. Le conflit Nord/Sud constitue de ce fait l’axe central des luttes et des conflits à venir. Centralité du conflit Nord/Sud Le système de production et de consommation/gaspillage en place interdit l’accès aux ressources naturelles du globe à la majorité des habitant-e-s de la planète, les peuples des pays du Sud. Autrefois un pays émergent pouvait prélever sa part de ces ressources sans remettre en question les privilèges des pays riches. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. La population des pays opulents – 15% de la population de la planète – accapare pour sa seule consommation et son gaspillage 85% des ressources du globe, et ne peut pas tolérer que des nouveaux venus puissent accéder à ces ressources, car ils provoqueraient des pénuries graves qui menaceraient les niveaux de vie des riches. Si les Etats-Unis se sont donnés l’objectif du contrôle militaire de la planète, c’est parce qu’ils savent que sans ce contrôle ils ne peuvent pas s’assurer l’accès exclusif à ces ressources. Comme on le sait, la Chine, l’Inde et le Sud dans son ensemble ont également besoin de ces ressources pour leur développement. Pour les Etats-Unis, il s’agit impérativement d’en limiter l’accès et, en dernier ressort, il n’y a qu’un moyen, la guerre. D’autre part, pour économiser les sources d’énergie d’origine fossile, les Etats-Unis, l’Europe et d’autres développent des projets de production d’agrocarburants à grande échelle, au détriment de la production vivrière dont ils accusent la hausse des prix. Réponses illusoires des pouvoirs en place Les pouvoirs en place, au service des oligopoles financiers, n’ont pas de projet autre que celui de remettre en selle ce même système. Les interventions des Etats sont d’ailleurs celles que cette oligarchie leur commande. Néanmoins, le succès de cette remise en selle n’est pas impossible, si les infusions de moyens financiers sont suffisantes et si les réactions des victimes – les classes populaires et les nations du Sud – demeurent limitées. Mais dans ce cas, le système ne recule que pour mieux sauter, et une nouvelle débâcle financière, encore plus profonde, sera inévitable, car les «aménagements» prévus pour la gestion des marchés financiers et monétaires sont largement insuffisants, puisqu’ils ne remettent pas en cause le pouvoir des oligopoles. Par ailleurs ces réponses à la crise financière par l’injection de fonds publics faramineux pour rétablir la sécurité des marchés financiers, sont amusantes: alors que les profits avaient été privatisés, dès lors que les placements financiers s’avèrent menacés, on socialise les pertes! Pile, je gagne, face, tu perds. Les conditions d’une réponse positive véritable aux défisIl ne suffit pas de dire que les interventions des Etats peuvent modifier les règles du jeu, atténuer les dérives. Encore faut-il en définir les logiques et la portée sociales. Certes, on pourrait en théorie revenir à des formules d’association des secteurs publics et privés, d’économie mixte, comme pendant les Trente glorieuses en Europe et de l’ère de Bandung en Asie et en Afrique, lorsque le capitalisme d’Etat était largement dominant, accompagné de politiques sociales fortes. Mais ce type d’interventions de l’Etat n’est pas à l’ordre du jour. Et les forces sociales progressistes sont-elles en mesure d’imposer une transformation de cette ampleur ? Pas encore, à mon humble avis. L’alternative véritable passe par le renversement du pouvoir exclusif des oligopoles, lequel est inconcevable sans finalement leur nationalisation pour une gestion s’inscrivant dans leur socialisation démocratique progressive. Fin du capitalisme? Je ne le pense pas. Je crois en revanche que de nouvelles configurations des rapports de force sociaux imposant au capital de s’ajuster, lui, aux revendications des classes populaires et des peuples, est possible. A condition que les luttes sociales, encore fragmentées et sur la défensive dans l’ensemble, parviennent à se cristalliser dans une alternative politique cohérente. Dans cette perspective l’amorce de la longue transition du capitalisme au socialisme devient possible. Les avancées dans cette direction seront évidemment toujours inégales d’un pays à l’autre et d’une phase de leur déploiement à l’autre. Les dimensions de l’alternative Les dimensions de l’alternative souhaitable et possible sont multiples et concernent tous les aspects de la vie économique, sociale, politique. Je rappellerai ici les grandes lignes de cette réponse nécessaire: (i) La ré-invention par les travailleurs-euses d’organisations adéquates permettant la construction de leur unité, transcendant l’éclatement associé aux formes d’exploitation en place (chômage, précarité, informel). (ii) La perspective est celle d’un réveil de la théorie et de la pratique de la démocratie, associée au progrès social et au respect de la souveraineté des peuples et non dissociée de ceux-ci. (iii) Se libérer du virus libéral fondé sur le mythe de l’individu déjà devenu sujet de l’histoire. Les rejets fréquents des modes de vie associés au capitalisme (aliénations multiples, patriarcat, consumérisme et destruction de la planète) signalent la possibilité de cette émancipation. (iv) Se libérer de l’atlantisme et du militarisme qui lui est associé, destinés à faire accepter la perspective d’une planète organisée sur la base de l’apartheid à l’échelle mondiale. Internationalisme et anti-impérialismeDans les pays du Nord, le défi implique que l’opinion générale ne se laisse pas enfermer dans un consensus de défense de leurs privilèges vis-à-vis des peuples du Sud. L’internationalisme nécessaire passe par l’anti-impérialisme, non l’humanitaire. Dans les pays du Sud, la stratégie des oligopoles mondiaux entraîne le report du poids de la crise sur leurs peuples (dévalorisation des réserves de change, baisse des prix des matières premières exportées et hausse de ceux des importations). La crise offre l’occasion du renouveau d’un développement national, populaire et démocratique autocentré, soumettant les rapports avec le Nord à ses exigences, autrement dit la déconnexion. Cela implique: (i) La maîtrise nationale des marchés monétaires et financiers. (ii) La maîtrise des technologies modernes désormais possible. (iii) La récupération de l’usage des ressources naturelles. (iv) La mise en déroute de la gestion mondialisée dominée par les oligopoles (l’OMC) et du contrôle militaire de la planète par les Etats-Unis et leurs associés. (v) Se libérer des illusions d’un capitalisme national autonome dans le système et des mythes passéistes. (vi) La question agraire est en effet au cœur des options à venir dans les pays du tiers monde. Un développement digne de ce nom exige une stratégie politique de développement agricole fondée sur la garantie de l’accès au sol de tous les paysan-ne-s (la moitié de l’humanité). En contrepoint, les formules préconisées par les pouvoirs dominants – accélérer la privatisation du sol agraire et transformer le sol agraire en marchandise – entraînent l’exode rural massif que l’on connaît. Le développement industriel des pays concernés ne pouvant pas absorber cette main d’œuvre surabondante, celle-ci s’entasse dans les bidonvilles ou se laisse tenter par les aventures tragiques de fuite en pirogue à travers l’Atlantique. Il y a une relation directe entre la suppression de la garantie de l’accès au sol et l’accentuation des pressions migratoires. (vii) L’intégration régionale, en favorisant le surgissement de nouveaux pôles de développement, peut elle constituer une forme de résistance et d’alternative? La régionalisation est nécessaire, peut- être pas pour des géants comme la Chine et l’Inde, ou même le Brésil, mais certainement pour beaucoup d’autres régions, en Asie du Sud-Est, en Afrique ou en Amérique Latine. Ce continent est un peu en avance en ce domaine. Le Venezuela a opportunément pris l’initiative de créer l’Alba (Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine et les Caraïbes) et la Banque du Sud (Bancosur), avant même la crise. Mais l’Alba – un projet d’intégration économique et politique – n’a pas encore reçu l’adhésion du Brésil ni même de l’Argentine. En revanche, le Bancosur, censé promouvoir un autre développement, associe également ces deux pays, qui jusqu’à présent ont une conception conventionnelle du rôle de cette banque. Des avancées dans ces directions au Nord et au Sud, bases de l’internationalisme des travailleurs-euses et des peuples, constituent les seuls gages de la reconstruction d’un monde meilleur, multipolaire et démocratique, seule alternative à la barbarie du capitalisme vieillissant. Plus que jamais le combat pour le socialisme du 21e siècle est à l’ordre du jour. *Version abrégée de la présentation faite par Samir Amin, président du Forum Mondial des Alternatives, à l’ouverture de la rencontre organisée par En Defensa de la Humanidad et le Forum Mondial des Alternatives, Caracas le 13 octobre 2008. Titre original de la présentation: «A la lumière de la crise en cours, les conditions d’un renouveau socialiste». | |
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mardi 25 novembre 2008
Débâcle financière, crise systémique: réponses illusoires et réponses nécessaires
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